Charles Gave mentionne dans une récente chronique l'édit du maximum de Dioclétien (301). Nous ne résistons pas au plaisir de vous en donner le préambule. Toute ressemblance avec des propos tenus tant par la majorité que par l'opposition, dans leur égarement intellectuel et économique suspicieux du marché, de la liberté des échanges et des prix, ne serait pas fortuite !
Transcription de William Henry Waddington, in Édit de Dioclétien établissant le maximum dans l'Empire romain, avec le commentaire de celui qui allait devenir premier ministre 15 ans plus tard :
La rédaction du dispositif est verbeuse et ampoulée (...) ; en voici le sens général : « La Fortune de notre empire, à laquelle, après les dieux immortels et le souvenir de nos victoires, nous devons le profond repos dont jouit le monde, veut aussi être honorée par les bienfaits de cette paix qui a coûté tant d'efforts; le bien public et la dignité de Rome l'exigent; et il incombe à nous, qui par la grâce des dieux avons arrêté les ravages des barbares, de garantir la tranquillité rétablie contre les maux intérieurs. Que si l'avarice, acharnée à augmenter d'heure en heure, de moment en moment, ses gains illicites, était retenue par quelque sentiment de modération, ou si la fortune publique pouvait supporter cette licence effrénée, on pourrait peut-être encore se taire, et laisser à la patience de chacun le soin de tempérer la gravité d'une condition aussi misérable. Mais, parce que la fureur du gain ne connaît de frein que la nécessité, et que ceux auxquels l'extrémité de la misère a fait sentir leur malheureuse condition, ne peuvent rien faire au delà pour s'en affranchir, il convient à nous, qui sommes les pères du genre humain, de mettre fin par une loi à un état de choses aussi intolérable; et nous apportons le remède réclamé depuis longtemps, sans nous soucier des plaintes qu'excitera notre intervention chez ces mauvais citoyens, qui, tout en sentant que notre long silence leur commandait la modération, n'ont pas voulu en tenir compte. Chacun sait, par sa propre expérience, que les objets de commerce et les denrées qui sont vendus journellement sur les marchés des villes, ont atteint des prix exorbitants ; que la passion effrénée du gain n'est plus modérée ni par la quantité des importations ni par l'abondance des récoltes, et qu'elle considère comme un malheur les bienfaits mêmes du ciel; nous devons exposer les causes de cet état de choses, afin que la nature du remède soit mieux comprise, et que ces hommes sans pudeur soient forcés de reconnaître leur insatiable avarice.
« Qui ne sait avec quelle audace l'esprit de pillage vient s'abattre partout où le salut de tous exige que nos armées soient dirigées, non-seulement sur les villes et les villages, mais sur toutes les routes, et fait monter les prix des denrées, non pas au quadruple ou à l'octuple, mais à un taux qui dépasse toutes les bornes? Qui ne sait que par l'accaparement de telle ou telle denrée, le soldat a quelquefois perdu sa paye et le bénéfice de nos largesses, de sorte que l'effort commun du monde entier pour le maintien de nos armées doit céder devant les détestables gains de ces pillards? Mus par ces considérations, nous avons résolu de fixer, non pas les prix des denrées (ce qui serait injuste, puisque plusieurs provinces jouissent du bonheur et en quelque sorte du privilège de l'abondance), mais le maximum qu'ils ne devront pas dépasser, afin que dans les années de cherté le fléau de l'avarice soit contenu par les limites et les restrictions de la loi. Nous voulons donc que le tarif annexé a cet édit soit observé par tout l'empire, et que chacun comprenne que la faculté de le dépasser lui est enlevée ; de cette façon les bienfaits du bon marché ne cesseront pas, là où il y a abondance, et ailleurs l'avarice sera comprimée. Quant aux négociants qui ont l'habitude de fréquenter les ports de mer et de parcourir les provinces lointaines, qu'ils se souviennent qu'il est inutile d'accaparer les denrées en temps de cherté, puisqu'ils ne pourront les vendre ailleurs à un prix plus élevé. Et, attendu que l'usage constant de nos ancêtres a été d'édicter une pénalité pour l'infraction de la loi, nous déclarons que celui qui enfreindra ce statut, encourra la peine capitale; il en sera de même de celui qui, par désir du gain, se sera prêté aux manœuvres des accapareurs, et, à plus forte raison, de celui qui, possédant des denrées, aura jugé à propos de les recéler. »
Telle est la substance de l'édit ; il en résulte que c'est une loi de maximum, destinée à arrêter la cherté croissante des denrées dans certaines prot inces de l'empire, surtout dans celles où les armées avaient leurs quartiers, c'est-à-dire les provinces frontières, et sans doute aussi dans les environs des grandes villes; mais il en résulte également que dans d'autres provinces les prix ordinaires des denrées se maintenaient au-dessous du tarif de l'édit. Lorsqu'on estimait, avec Borghesi et Dureau de la Malle, le denarius à 2 1/2 centimes, on arrivait pour le prix des subsistances à des chiffres tellement inférieurs aux prix connus ou probables, qu'on était forcément amené à regarder l'édit de Dioclétien comme un des plus grands actes de folie et de tyrannie qui aient jamais été commis; il est évident maintenant que c'était un acte arbitraire et peu judicieux, mais rien de plus.
Sans doute les gouvernements, et surtout les administrations despotiques ou routinières, sont capables des plus singulières aberrations en matière d'économie politique; l'histoire est là pour le prouver; nous avons à peine oublié nous-mêmes une autre fameuse loi de maximum, et de nos jours l'Europe commence seulement à comprendre les notions les plus élémentaires de l'économie politique. Cependant il y a des degrés dans la folie, et Dioclétien, dont le nom nous est odieux parce qu'il se rattache à la dernière persécution des chrétiens, était en définitive un bon administrateur, qui rétablit l'ordre dans les finances, et qui releva le prestige des armes romaines; on ne peut le supposer assez fou ni assez aveugle pour avoir voulu imposer à toute la population de son empire un maximum, qui restât fort au-dessous du prix normal des denrées dans les temps ordinaires. C'était sans doute une singulière prétention que de vouloir réglementer uniformément le prix du blé, des œufs, des légumes, de la journée de travail pour toutes les provinces d'un vaste empire, où se rencontraient toutes les conditions possibles de la vie humaine, depuis la vie de village jusqu'à la civilisation la plus raffinée; mais il faut être juste, ce n'était qu'une erreur d'économie politique, exactement semblable à celle commise par la Convention, et dont le principe n'est guère plus erroné, au point de vue de la liberté des transactions, que celui des lignes douanières qui divisaient les provinces de la France avant la révolution, ou celui de l'échelle mobile supprimée dans ces dernières années.
Il ne nous appartient pas d'examiner ici en détail les causes de la cherté à laquelle Dioclétien croyait avoir trouvé un remède. Lactance l'attribue sans hésiter aux fautes de l'empereur lui-même ; au partage de l'empire entre quatre chefs, d'où résulta une grande augmentation dans le nombre des années; à la multiplication des emplois et des fonctionnaires, à la manie de bâtir, à l'établissement d'un nouveau cens fondé sur un cadastre rigoureux, enfin, à l'insatiable avarice de Dioclétien. Mais cet auteur parle trop évidemment le langage de la haine pour ne pas être suspect, et d'ailleurs les faits rapportés par d'autres historiens montrent quelle part il faut faire à la passion qui l'entraîne. Plusieurs des mesures dénoncées par Lactance étaient des mesures d'ordre public, parfaitement conformes aux traditions de l'administration romaine, et nécessaires après le long désordre et les désastres des règnes précédents. Les causes qui minaient alors la prospérité de l'empire étaient plus profondes: les unes dataient de loin, comme l'immense extension qu'avait prise l'esclavage, et l'extinction graduelle de toute liberté, même municipale; les autres étaient plus récentes, comme l'absence d'hérédité pour le pouvoir suprême, la facilité avec laquelle les légions nommaient ou déposaient des empereurs, l'incapacité d'un grand nombre d'entre eux, enfin et surtout l'altération effrayante de la monnaie d'argent, qui en peu d'années avait disparu complètement pour faire place à une monnaie de cuivre revêtue d'une feuille d'étain, et émise en masses énormes par les derniers empereurs. Dioclétien, le premier après un assez long intervalle, fit frapper des monnaies d'argent pur, et ce fait seul suffirait pour prouver qu'il ne mérite pas tous les reproches que Lactance a accumulés sur sa tête.
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